Pessoa, le pèlerin intranquille et possédé

Depuis les hauts de l’Alfama, Fernando Pessoa voyait la destruction des illusions s’étager par paliers et s’écrouler les unes sur les autres, dans le sens de la glissade et de la catastrophe, à la manière d’un jeu de domino vertical, ou bien encore à la façon dont les nappes baroques d’un orgue en furie compressent avec violence les strates qui les ont précédées. Tous ces rêves concassés puis brisés en tessons de lumière, se déversaient dans la baie du Tage, fournissant le chiffre de son scintillement doux-amer.

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Ce spectacle quotidien mettait en branle sa silhouette, perpétuelle ombre chinoise découpant son chapeau et les plis de son costume contre le jour. Il se dirigeait alors simultanément vers les quatre points cardinaux. Son ombre au Nord, sa carcasse de chair au Sud en direction du fleuve, à l’Ouest et à l’Est ses corps subtils, l’éthérique et le psychique. De l’écartèlement de son être, il crucifiait la ville, ménageant entre ses stations dispersées des grèves de vide et de silence, de même nature que celles qui habitent entre le noyau de l’atome et les électrons qui tournent alentour, à la vitesse de l’invisible. Un seul être, plusieurs noms. Une seule ville, maintes hypostases. Renaître sous les traits d’Alvaro de Campos le juif érudit d’Algarve, après avoir abandonné la dépouille de Ricardo Reis, le poète élégiaque…

On a dit beaucoup de choses de cet Orphée qui arpente Lisbonne comme les Enfers, et qui, pour déjouer les labyrinthes souterrains de son être, endosse une nouvelle identité à chaque cercle de la spirale. Mais, pour qui s’attarde et médite sur ces différents visages, ces fameux hétéronymes, il apparaît que cette succession d’avatars est moins le fruit d’une volonté délibérée que la soumission à un cycle d’incarnations dont l’inexorable nécessité lui échappe, le voyant mourir et ressusciter presque malgré lui. Les masques n’en sont pas, en réalité. Ou s’ils ont pu l’être, ils ont fini par composer le vrai visage. Chaque avatar vit d’une existence propre.

Lorsque Bernard Soares, le pèlerin intranquille, va prendre possession de Pessoa, ce sera sous les auspices d’une authentique transe, et, selon son propre témoignage, la série de poèmes qui s’ensuivra, lui aura été comme dictée. Au confluent des dimensions, le poète se tient et s’adonne à la sténographie des révélations que lui adressent les entités, auxquelles il s’abandonne. En ce sens il n’y a pas un Pessoa, à qui une phalange de créatures littéraires aurait permis d’expérimenter différents pans du réel, d’en représenter chaque angle, afin de construire une œuvre totale, quasi-cubiste, abolissant en les transcendant les limites de l’égo, mais bien une multitude de personnes qui habitent son corps tour à tour, et créent le poète plutôt que l’inverse.

On ignore parfois que vers la fin de sa vie, alors qu’il erre de chambres meublées en logis de circonstance concédés par d’obscures relations familiales, il est sujet à des communications médiumniques, développe ce qu’il perçoit comme le don poétique par excellence. À la manière d’Hugo sur le rocher anglo-normand de Guernesey, ou encore des poètes du Grand Jeu, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, véritables desperados chamaniques, il pense que la poésie peut en effet être la «forme occidentale de la voyance». Ses inamovibles binocles sont des lunettes de double-vue. Peu amène avec le culte romain, on sait que le «gardien de troupeaux» a mené tôt des recherches ésotériques, afin de conjurer la mort qui fit de lui un orphelin précoce, emportant son père, un frère et une sœur dans les premières années de sa vie. Il s’agit pour lui de débusquer les linéaments secrets de la réalité, d’identifier les principes qui structurent les apparences, et il proclamera la kabbale «sainte».

À ce titre, la gloire qu’il recherche et qui viendra sur le tard, et encore modestement, n’est pas la quête de la seule reconnaissance littéraire, mais bien plutôt l’espoir de sortir de l’enfermement subjectif, le paraphe par l’assentiment d’au moins quelques-uns, de la vérité de son expérience. Le cliché d’effroi qui le montre prématurément vieilli, à quelques mois de sa mort, à moins de cinquante ans, laisse peu de doutes: son dandysme n’a jamais été autre que métaphysique, et c’est ce qui nous le rend si cher aujourd’hui, éternel. Il n’a cessé de fréquenter les profondeurs, a cédé à l’inspiration jusqu’à la dépersonnalisation. Les joues se creusent, les paupières s’ombrent, les pupilles se dilatent, à la mesure inverse des empires de lumière que conquiert l’homme intérieur.

—André Miller 

Image H.Craig Hanna, courtesy Laurence Esnol Gallery

Pessoa, the edgy and possessed pilgrim

From the heights of the Alfama, the ancient district of Lisbon, Fernando Pessoa saw his illusions destroyed one-by-one, crumbling one on top of the other, like a catastrophic landslide, a falling house of cards, or even in the way the upper row of pipes of a baroque organ playing full-blast could collapse upon those below. All these dreams shaken, then broken in to shards of light, pouring in to the bay of the Tagus River, glittering with a bitter sweet sheen. This daily spectacle made him spring in to action, a perpetual silhouette slicing his backlit hat and the folds of his suit. He then headed off simultaneously in the four directions of compass. His shadow to the north, his carcass of flesh to the south in the direction of the river, towards the west and east with his subtle body, mindset and psyche. With the drawing and quartering of his being he crucified the city, setting up silent empty hollows between its hopping neighborhoods, like those between the nucleus of an atom and the electrons that spin about it, at an invisible speed. One being, numerous names. One city, so many underlying realities. Recreating himself in the name of Alvaro de Campos, the erudite Jew from the Algarve, after having left behind the body of the elegiac poet Ricardo Reis… Many things have been said about this Orpheus wandering around Lisbon as if he were in hell and who, in order to find his way around the underground labyrinths of his being, took on a new identity at each turn in his downward spiral. But for those who’d like to take a pause and meditate on the different faces, his famous pseudonyms, it seems that this series of avatars is less the result of a deliberate wish as it was his giving in to a cycle of incarnations whose inexorable necessity escapes him, seeing him die and come back to life almost in spite of himself. Masks are not masks, in reality. Or if they could have been, they end up composing the true face. Each avatar lives out its own existence. When Bernard Soares, that edgy pilgrim, took possession of Pessoa it was under the spell of an authentic trance and according to his own telling of the tale, the series of poems that followed, it flowed like a speech. Where the dimensions come together the poet hangs on and throws himself in to writing the revelations his characters unveil, in which he loses himself. In this sense there is no Pessoa, for whom a gang of literary creatures would have allowed trying out different kinds of reality, to show each of their angles, so as to create a complete work, quasi-cubist, wiping them out by transcending the limits of the ego, but indeed so many people who inhabit his body round-robin, creating the poet, rather than the opposite. Sometimes one doesn’t know that towards the end of his life, while wandering around rooms serving as temporary quarters with unlikely furniture donated by distant relatives, he was subject to psychic communications, and developed what he considered his gift of writing poetry par excellence. Like Victor Hugo on the Ile of Guernsey off the northwest coast of France, or the poets of the literary magazine «Le Grand Jeu», René Daumal and Roger Gilbert-Lecomte, veritable shamanic desperados, he figured that poetry could in fact be the “western form of fortune-telling”. His inseparable binoculars were his glasses of double vision. Ill at ease with the Roman Catholic faith, it is known that this “guardian of the troops” soon started his esoteric research, so as to conjure up the death which had made him an orphan at an early age, taking away his father, a brother and a sister in the first years of his life. For him it was a question of rooting out the secrets outlines of reality, identifying the principles which define appearances, he declared his wish to throw himself in to “holy” machinations. As concerns this, the glory he sought, and would later on get even though modestly, was not just the Eldorado of literary recognition, but rather the hope of being able to escape subjective imprisonment, signing his initials on the contract of at least a few of these, of the truth of his experience. This frightful image which shows him prematurely old, a few months before his death at the age of 50 leaves little doubt: his escapades as a dandy had never been anything but metaphysical, and this is what makes it so dear today, eternity. He wouldn’t stop hanging out in the lower depths, he caved in to his inspiration until he became depersonalized. His cheeks went hollow, his eyelids darkened, his pupils dilated, all at inverse rate as the growth of the empires of light that the interior man conquers.

—André Miller

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